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L’Abbé Delille, poète des jardins

L’abbé Delille, buste en terre cuite

Invitation à musarder dans « Les jardins » en compagnie de Jacques Delille dit « l’Abbé Delille » (1738-1813)

Un auteur et un genre poétique, aujourd’hui oubliés

La poésie didactique, ça vous dit quelque chose ?
Didactique signifie qui vise à enseigner, à instruire, ce qui semble, a priori, très éloigné de l’idée que notre époque se fait de la poésie. C’est pourtant dans ce genre poétique, aujourd’hui oublié, que s’illustra Jacques Delille, né en 1738 et connu sous le nom de l’Abbé Delille.

Abbé, il le fut comme beaucoup d’autres au Siècle des Lumières : simplement pour toucher la rente d’une abbaye et pouvoir, par ailleurs, se consacrer à la littérature.
Jacques Delille fut marqué dès le début de sa vie par les jardins et la nature. Enfant naturel, il fut conçu dans un jardin et adopta pour patronyme le nom d’un pré qui appartenait à sa mère.

Son premier succès littéraire est dû à la traduction des « Géorgiques » de Virgile. De la poésie didactique, déjà ! 2000 vers où le poète latin chantait les louanges de l’agriculture et de ses travaux. Un hymne aux champs, aux céréales, à la vigne, aux animaux, et particulièrement aux abeilles dont la ruche devient l’allégorie de la cité romaine.
Les « Géorgiques » sont aussi une méditation sur la beauté du monde et sa fragilité ; ce qui fait écho à nos préoccupations actuelles et touchait aussi les Hommes du 18° siècle.

Cette traduction valut à Jacques Delille un concert de louanges et lui permit de devenir un très jeune académicien. Ce sera aussi chez le poète latin, à n’en pas douter, qu’il puisera l’inspiration pour son propre chef-d’œuvre : Les jardins ou l’art d’embellir les paysages qui paraît chez Didot l’Aîné en 1782.
Cet ouvrage, véritable « best-seller » à l’époque, fut traduit en huit langues et connut le succès dans l’Europe entière.

Jacques Delille fut aussi, en 1805, l’heureux traducteur du Paradis perdu de Milton. Ce long poème, écrit par le poète anglais en 1667, louait la beauté inaltérée du Jardin d’Éden d’où Adam et Ève furent chassés. Encore un jardin !
Lorsqu’il meurt en 1813, Jacques Delille est considéré comme le plus grand poète français et une foule immense suit ses funérailles jusqu’au cimetière du Père Lachaise.
Depuis lors, le pauvre abbé est tombé dans l’oubli et sa poésie reléguée sur les rayons poussiéreux des bibliothèques, au seul usage de quelques spécialistes du 18e siècle.

Il reconnaissait lui-même dans l’avertissement écrit en avant-propos des « Jardins » que « ce poème a d’ailleurs un très grand inconvénient, celui d’être un poème didactique. Ce genre est nécessairement un peu froid. »
Et pourtant, ce traité sur « Les Jardins » est aujourd’hui, aussi précieux à l’amateur des jardins qu’à l’amateur d’art.

L’un y verra le regard de nos ancêtres des Lumières sur la Nature, alors que l’autre y trouvera un mode d’emploi pour lire les paysages peints ou dessinés par les artistes de l’époque.

Car pour Jacques Delille, le jardinier est l’égal du dessinateur ou du peintre. Dans la seconde moitié du 18e siècle, la notion de paysage englobe tout à la fois la poésie, la peinture et l’art des jardins. La frontière entre le jardin et la nature s’estompe tout comme la distinction entre les différents arts. Delille fait sienne la formule d’Horace dans son art poétique « Ut pictura poesis » ( littéralement : comme la peinture [est] la poésie) ; et la poésie se retrouve aussi dans le jardin.

L’art du jardinier rejoint celui de l’artiste

« Et toi, qui, m’égarant dans ces sites agrestes
Bien loin des lieux frayés, des vulgaires chemins
Par des sentiers nouveaux guides l’art des jardins
Ô sœur de la peinture, aimable poésie » [chant quatrième]
« Un jardin, à mes yeux, est un vaste tableau.
Soyez peintre : les champs, leurs nuances sans nombre,
Les jets de la lumière, et les masses de l’ombre,
Les heures, les saisons, variant tour à tour
Le cercle de l’année et le cercle du jour,
Et des prés émaillés les riches broderies,
Et des riants coteaux les vertes draperies
Les arbres, les rochers, et les eaux, et les fleurs,
Ce sont là vos pinceaux, vos toiles, vos couleurs :
La nature est à vous ; et votre main féconde
Dispose, pour créer, des éléments du monde. » [Chant premier]

Tout comme les peintres néo-classiques ou préromantiques, le créateur de jardins puise l’inspiration chez les peintres du « grand siècle », où tout est lisible, ordonné, passé au filtre de l’Art. On choisit. On compose. On élimine. Le paysage est une construction intellectuelle et on cherche à voir et à reproduire dans la Nature ce que l’on a déjà vu, lorsqu’on est cultivé, chez les grands artistes du 17e siècle.

Notons au passage que le même verbe « cultiver » s’applique à l’homme qui essaie d’améliorer son esprit et au jardinier ou au paysan qui travaille la terre.

« C’est mieux que la nature, et cependant c’est elle ;
C’est un tableau parfait qui n’a point de modèle
Ainsi savaient choisir les Berghems, les Poussins
Voyez, étudiez leurs chefs-d’œuvre divins ;
Et ce qu’à la campagne emprunta la peinture
Que l’art reconnaissant le rende à la nature. » [chant premier]

Mais, loin d’opposer la Nature à la Culture, l’artiste des jardins devient co-auteur en toute humilité.

« Il ne compose pas, il corrige, il épure
Il achève les traits qu’ébauche la nature. » [chant premier]

Un paysage pictural qui préfigure le Romantisme

Cette époque charnière, entre néo-classicisme et Romantisme, affectionne certains éléments qui permettent de dater ses paysages et de les rattacher à une esthétique bien particulière dite « Préromantique ».

Dans la seconde moitié du 18e siècle, l’élite cultivée va développer le culte de la Nature et va, peu à peu, créer les thèmes qui seront mis à l’honneur par le Romantisme.

Là encore, on se situe entre néo-classicisme et modernité. Le retour à l’antique, dès les années 1760, avait mis à l’honneur Rome et la Grèce antique et on se souvient que Sénèque ou Cicéron, à Rome, vantaient les délices de la vie simple au jardin tout comme le faisait les Stoïciens et les Épicuriens grecs. Le « vague des passions » et les tourments de l’âme qui s’emparèrent de l’Europe juste avant le 19 e siècle donnèrent ensuite d’autres couleurs à ce retour à la Nature.

Ces caractéristiques concernent, plus ou moins, la période qui s’étend entre 1760 et 1820 ; et les années 1770-1790 sont le cœur bouillonnant et créatif, le véritable creuset de la nouvelle sensibilité préromantique. Le paysage, genre mineur, prend alors ses lettres de noblesse (même s’il faut encore attendre 1816 pour que soit créé un Prix de Rome du paysage, et encore s’agissait-il de paysage historique.)

«Tel est le sort commun. Bientôt les aquilons
Des dépouilles des bois vont joncher les vallons
De moment en moment la feuille sur la terre
En tombant, interrompt le rêveur solitaire
Mais ces ruines même ont pour moi des attraits
Là, si mon cœur nourrit quelques profonds regrets
Si quelque souvenir vient rouvrir ma blessure
J’aime à mêler mon deuil au deuil de la nature
De ces bois desséchés, de ces rameaux flétris
Seul, errant, je me plais à fouler les débris
Ils sont passés les jours d’ivresse et de folie
Viens, je me livre à toi, tendre mélancolie
Viens, non le front chargé des nuages affreux
Dont marche enveloppé le chagrin ténébreux
Mais l’œil demi-voilé, mais telle qu’en automne
À travers des vapeurs un jour plus doux rayonne
Viens, le regard pensif, le front calme, et les yeux
Tout prêts à s’humecter de pleurs délicieux. » [chant second]

Jacques Delille utilise le terme « rêveur solitaire » en 1782, l’année même où paraissent Les rêveries du promeneur solitaire d’un certain Jean-Jacques Rousseau. La mélancolie et les promenades solitaires dans la Nature sont bien à l’ordre du jour en ce début de décennie qui allait déboucher sur la Révolution.

« C’est la mélancolie et la tranquillité
C’est le calme imposant des lieux où sont nourries
La méditation, les longues rêveries
Là, l’homme avec son cœur revient s’entretenir
Médite le présent, plonge dans l’avenir
Songe aux biens, songe aux maux épars dans sa carrière
Quelquefois, rejetant ses regards en arrière
Se plaît à distinguer dans le cercle des jours
Ce peu d’instants, hélas ! et si chers et si courts » [chant quatrième]

On peut donc repérer un paysage préromantique par ces traits distinctifs : le goût du plein air et une sensibilité de plus en plus exacerbée pour la Nature, un goût de la ruine qui, certes, n’est pas nouveau mais glisse vers la sensibilité mélancolique du siècle suivant ; l’arbre comme beau motif d’étude et pivot directeur du paysage ; l’eau en tant qu’élément sinueux, courbe et vivant qui anime les lieux.

Une peinture en plein air en accord avec l’amour de la Nature

Au 18e siècle, le jardin perd sa limite pour s’ouvrir sur les champs et la campagne alentour. Un fossé caché, appelé « ha-ha » car on ne le voyait qu’avec surprise au moment d’y tomber dedans (mésaventure qui arriva au rêveur poète Alexis Piron), va remplacer la clôture et ouvrir visuellement l’espace à l’infini.

« Loin de ce cercle étroit prenons enfin l’essor
Vers un genre plus vaste et des formes plus belles
Dont seul Ermenonville offre encor des modèles
Les jardins appelaient les champs dans leur séjour
Les jardins dans les champs vont entrer à leur tour. » [Chant premier]

Dès lors, entre le jardin et la campagne, les dessinateurs vont chercher des motifs pour leurs tableaux et ces motifs inspireront à leur tour les créateurs de jardins, et vice-versa. On attribue trop souvent, à tort, la création de la peinture en plein air à l’Impressionnisme. Les néo-classiques déjà dessinaient en plein air, et les nombreux dessins de paysages du 18 e siècle témoignent du goût des artistes pour ces exercices à l’air libre. Par contre, il est vrai que les peintres utilisaient alors ces études pour les recomposer en atelier et créer ainsi des toiles de plus grande envergure. Rien d’étonnant à ce que Delille souligne l’importance des heures du jour et des saisons sur l’aspect du paysage, puisque la luminosité joue un rôle important en modifiant l’aspect des objets et varie en fonction du moment de la journée ou de l’année.

Les jardins « à l’anglaise » versus les jardins « à la française »

Dans l’art du jardin, cette époque correspond au passage du jardin dit « à la française » (style que tout le monde connaît par le château de Versailles et son architecte des jardins Le Nôtre), au nouveau jardin dit « à l’anglaise ». Le géométrique et le symétrique de l’un vont, peu à peu, faire place au naturel, à la courbe et à l’asymétrique du second. Delille les oppose et les définit parfaitement dans l’extrait ci-dessous, et même s’il dit ne pas vouloir trancher en faveur de l’un ou de l’autre, son ouvrage est d’un goût tout à fait « anglais ».

« Deux genres, dès longtemps ambitieux rivaux
Se disputent nos vœux. L’un à nos yeux présente
D’un dessein régulier l’ordonnance imposante
Prête aux champs des beautés qu’ils ne connaissaient pas
D’une pompe étrangère embellit leurs appas
L’autre, de la nature amant respectueux
L’orne, sans la farder, traite avec indulgence
Ses caprices charmants, sa noble négligence
Sa marche irrégulière, et fait naître avec art
Les beautés, du désordre, et même du hasard
Chacun d’eux a ses droits ; n’excluons l’un ni l’autre
Je ne décide point entre Kent et Le Nôtre
Ainsi que leurs beautés, tous les deux ont leurs lois»  [Chant premier]

L’eau, la courbe, le sinueux, l’élément vivant du paysage

À la même époque que Poussin, vivait à Rome un autre peintre qui influença une branche de la grande famille des paysagistes : Salvator Rosa (1615-1673). Tout aussi érudit que le calme et serein Poussin, il donna à ses œuvres un tout autre climat.  Âme torturée, Salvator Rosa entra dans la légende en tant qu’artiste maudit. Le Romantisme le remit à la mode pour des raisons qui ne furent pas toujours d’ordre pictural mais qui tinrent compte justement de cette aura de peintre maudit au caractère hors norme.

D’un strict point de vue pictural, Rosa est le peintre de la rupture, de l’effrayant, du tragique. Cette conception n’a rien de classique. À la nature lisse et ordonnée des représentants du classicisme, Rosa préfère les aspérités, les arbres tordus ou brisés, les blocs de rochers émanant d’un chaos originel, les ciels sombres aux nuées chargées d’orage.
Vernet, dont parle Delille au chant second représente le trait d’union entre le sublime de Rosa au 17e siècle et la seconde moitié du 18e siècle décrits par Delille relèvent tout à fait de l’héritage de Salvator Rosa.

« Voyez de loin ces rocs confusément épars ;
Tout rappelle à l’esprit ces magiques retraites
Ces romantiques lieux qu’ont chantés les poètes…
Montrez ces troncs brisés ; je veux des noirs torrents
Dans le creux des ravins, suivre les flots errants
Du temps, des eaux, de l’art n’effacez point la trace
De ces rochers pendants respectez la menace
Et qu’enfin de ces lieux empreints de majesté
Tout respire une mâle et sauvage beauté. »

Dans un jardin, la présence de l’eau est le meilleur moyen d’introduire de la vie et du mouvement. Mais si l’art classique et les jardins « à la française » ne permettent pas à l’eau de s’exprimer librement comme elle le fait dans la Nature, le préromantisme lui rend sa liberté, sa sinuosité et son impétuosité.

« Plus simple, plus champêtre, et non moins belle aux yeux,
La cascade ornera de plus sauvages lieux
De près est admirée, et de loin entendue
Cette eau toujours tombante et toujours suspendue. »  [Chant troisième]

« Voyez l’eau de ses bords embrasser les contours
De quel droit osez-vous, captivant sa souplesse
De ses plis sinueux contraindre la mollesse ?
Que lui fait tout le marbre où vous l’emprisonnez !
[…]
Que l’eau conserve donc la liberté qu’elle aime
Ou changez en beauté son esclavage même. »  [Chant troisième]

L’antiquité entre rêve et réalité, la fabrique, la ruine

La ruine n’est pas l’apanage du 18e siècle, certes, mais après 1760 ce goût conduit la sensibilité vers la mélancolie du siècle suivant. Avec le siècle des Lumières apparaît la beauté de la ruine pour elle-même, associée à une certaine mélancolie et à une méditation sur le temps qui fuit et l’impermanence de toute chose.

La « fabrique », cet élément architectural que l’on retrouve dans les jardins est utilisé par les peintres de paysage pour construire  l’espace pictural par ses lignes géométriques. Les créateurs de parcs « à l’anglaise » la disposent à certains endroits pour organiser les points de vue et pour créer du pittoresque ou du mélancolique en construisant, notamment, des bâtiments déjà en ruine.

« Pour les orner enfin j’y conduirai les arts
Et le ciseau divin, la noble architecture
Vont de ces lieux charmants achever la parure » [Chant quatrième]

Les artistes de « caprices », au 18e siècle, dessinent les monuments tels qu’ils sont mais les mettent en scène sans vraisemblance, regroupant dans un même espace et une même perspective des édifices implantés tout autrement dans la réalité. Hubert Robert, peintre et créateur de jardins, a ainsi regroupé en 1787 « La maison carrée, les arènes et la Tour Magne de Nîmes » sur un même tableau, aujourd’hui conservé au Louvre.

Hubert Robert

Dans l’esthétique des Jardins de l’abbé Delille, une certaine vraisemblance est demandée mais le culte de l’antiquité, et en particulier celui des ruines romaines est encore et toujours prédominant. Jacques Delille déconseille les « fabriques » créées de toute pièce pour les jardins et recommande, s’il est possible, l’usage d’une vraie ruine. Le jardin de la Fontaine, avec la Tour Magne et le Temple de Diane, est une belle illustration des vers de Delille.

« Mais de ces monuments la brillante gaieté
Et leur luxe moderne, et leur fraîche jeunesse
Des antiques débris valent-ils la vieillesse ?
L’aspect désordonné de ces grands corps épars
Leur forme pittoresque attache les regards
Par eux le cours des ans est marqué sur la terre. » 

Le temple de Diane dans les jardins de la Fontaine de Nîmes

Déjà Delille préfigure les méditations romantiques sur la décadence et la disparition de civilisations qui furent des géantes. En 1791, Volney, philosophe et orientaliste français, publie Les ruines ou méditation sur les révolutions des empires et met en évidence les fragilités des civilisations qui ne laissent derrière elles que des ruines. Aujourd’hui, on parle d’effondrement ou de collapsologie.

« Heureux cent fois heureux l’artiste des jardins
Dont l’art peut s’emparer de ces restes divins.
Déjà la main du temps sourdement la seconde ;
déjà sur les grandeurs de ces maîtres du monde
La nature se plaît à reprendre ses droits. …
[…]
Mais un débris réel intéresse mes yeux
Jadis contemporain de nos simples aïeux
J’aime à l’interroger, je me plais à le croire
Des peuples et des temps il me redit l’histoire.
Plus ces temps sont fameux, plus ces peuples sont grands
Et plus j’admirerai ces restes imposants.
Ô champs de l’Italie ! ô campagnes de Rome
Où dans tout son orgueil gît le néant de l’homme !
C’est là que des débris fameux par de grands noms
Pleins de grands souvenirs et de hautes leçons
Vous offrent ces aspects, trésors des paysages.
Voyez de toutes parts, comment le cours des âges
Dispersant, déchirant de précieux lambeaux
Jetant temple sur temple, et tombeaux sur tombeaux
De Rome étale au loin la ruine immortelle…
[…]
Le figuier, l’olivier, de leurs faibles racines
Achèvent d’ébranler l’ouvrage des Romains.
Et la vigne flexible, et le lierre aux cent mains
Autour de ces débris rampant avec souplesse
Semblent vouloir cacher ou parer leur vieillesse. »  [Chant quatrième]

La tour Magne, dans les jardins de la Fontaine de Nîmes

Pourtant, le culte de la Nature, en cette fin de 18e siècle, demeure en lien avec les dieux et les déesses vénérés à Rome, et qui n’ont pas désertés les jardins et y jouent toujours leur rôle.

« Je sais qu’un goût sévère a voulu des jardins
Exiler tous ces dieux des grecs et des romains.
Et pourquoi ? Dans Athène et dans Rome nourrie,
Notre enfance a connu leur riante féerie.
Ces dieux n’étaient-ils pas laboureurs et bergers ?
Pourquoi donc leur fermer vos bois et vos vergers ?
Sans Pomone, vos fruits oseront-ils éclore ?
De l’empire des fleurs pouvez-vous chasser Flore ?
Ah ! que ces dieux toujours enchantent nos regards !
L’idolâtrie encore est le culte des arts. » [Chant quatrième]

L’arbre

L’arbre est un élément omniprésent du paysage entre 1760 et 1820. Bon nombre d’artistes lui ont consacré de belles études, au crayon, à la sanguine, rehaussées ou non de craie blanche.

Delille ouvre son chant second par un bel éloge de l’arbre.
« Par ses fruits, par ses fleurs, par son beau vêtement
L’arbre est de nos jardins le plus bel ornement
Pour mieux plaire à nos yeux, combien il prend de formes !
Là, s’étendent ses bras pompeusement informes
Sa tige ailleurs s’élance avec légèreté
Ici, j’aime sa grâce, et là, sa majesté
Il tremble au moindre souffle, ou contre la tempête
Roidit son tronc noueux et sa robuste tête
Rude ou poli, baissant ou dressant ses rameaux
Véritable Protée entre les végétaux
Il change incessamment, pour orner la nature
Sa taille, sa couleur, ses fruits et sa verdure
Ces effets variés sont les trésors de l’art,
Que le goût lui défend d’employer au hasard. »  [Chant second]

L’arbre permet au dessinateur, aussi bien qu’au jardinier, d’ordonner l’espace par la ligne verticale de son tronc et les masses de son feuillage. Le jardinier peut en user, tout comme le peintre, pour créer des taches d’un vert différent les uns des autres, les harmoniser ou encore les faire trancher sur le fond du paysage. Delille fait référence d’ailleurs au grand peintre de paysage que fut Vernet (1714-1789) pour lier, une fois encore, peinture et jardin.

« Le vert du peuplier combat celui du chêne :
Mais l’art industrieux peut adoucir leur haine ;
Et de leur union médiateur heureux
Un arbre mitoyen les concilie entre eux
Ainsi, par une teinte avec art assortie
Vernet de deux couleurs éteint l’antipathie
Connaissez donc l’emploi de ces différents verts
Brillants ou sans éclat, plus foncés ou plus clairs
C’est par ces tons changeants qu’au sein des paysages
Vous pouvez avec choix varier les ombrages
Produire des effets tantôt doux, tantôt forts
Des contrastes frappants, ou de moelleux accords.
Observez-les surtout, lorsque la pâle automne
Près de la voir flétrie, embellit sa couronne :
Que de variété, que de pompe et d’éclat !
Le pourpre, l’orangé, l’opale, l’incarnat
De leurs riches couleurs étalent l’abondance. »  [Chant second]

Ils peuvent aussi jouer sur la différence des formes, tout comme sur les couleurs, pour équilibrer les masses.

«Ainsi que les couleurs et les formes amies
Connaissez les couleurs, les formes ennemies
Le frêne aux longs rameaux dans les airs élancés
Repousserait le saule aux longs rameaux baissés. »  [chant second]

Tout comme les dessinateurs d’études qui, tantôt croquent un sujet isolé et tantôt crayonnent un groupement d’arbres, le jardinier est invité à moduler les arbres majestueux en isolés et les groupements en bosquets, et de jouer ainsi sur les différents plans, rapprochés ou lointains, qui s’offrent à la vue.

« Une nombreuse armée étale à nos regards
Des bataillons épais, des pelotons épars
Et là, fier de sa force et de sa renommée
Un héros seul avance, et vaut seul une armée
[…]
Avec bien plus de choix et plus de goût encore
Les groupes formeront mille tableaux heureux
D’arbres plus ou moins forts, et plus ou moins nombreux
Formez leur masse épaisse, ou leurs touffes légères :
De loin l’œil aime à voir tout ce peuple de frères
C’est par eux que l’on peut varier ses dessins
Rapprocher, et tantôt repousser les lointains
Réunir, séparer, et sur les paysages
Étendre, ou replier le rideau des ombrages. »   [chant second]

Le 18esiècle est le siècle de l’Encyclopédie mais aussi celui des voyages. On recense les richesses, botaniques ou autres, et on découvre d’autres cultures avec bonheur. Ainsi, les jardins accueillent, pour le plus grand plaisir du promeneur, des espèces exotiques.

« Là, des plants rassemblés des bouts de l’univers
De la cime des monts, de la rive des mers
Des portes du couchant, de celles de l’aurore
Ceux que l’ardent midi, que le nord voit éclore
Les enfants du soleil, les enfants des frimas
Me font, en un lieu seul, parcourir cent climats.
Je voyage, entouré de leur foule choisie
D’Amérique en Europe, et d’Afrique en Asie. »  [Chant second]

Mais l’arbre est bien plus qu’un simple élément qui structure ou construit le paysage. La seconde partie du 18e siècle voue un culte réel à la Nature et l’arbre, vénérable et majestueux, en devient l’emblème. Delille conclut son passage sur l’arbre par trois vers que notre époque ferait bien d’écouter.

« Profanes, respectez ces troncs religieux
Et quand l’âge leur laisse une tige robuste
Gardez-vous d’attenter à leur vieillesse auguste. »  [Chant second]

Les fleurs, taches de couleur multicolores

La fleur avait fait l’objet d’un rendu méticuleux et symbolique, de la part des artistes de nature morte du 17e siècle. Par contre, les peintres de paysage du préromantisme ne l’ont guère favorisée dans leurs études, lui préférant de loin la majesté des arbres.

Delille préfigure donc les artistes du 19 e siècle lorsqu’au chant 3, il fait la part belle aux fleurs, en les considérant comme des taches de couleurs à disposer un peu partout pour animer un paysage.

« Sans obéir aux lois d’un art capricieux
Fleurs, parure des champs et délices des yeux
De vos riches couleurs venez peindre la terre
Venez : mais n’allez pas dans les buis d’un parterre
Renfermer vos appas tristement relégués
Que vos heureux trésors soient partout prodigués
Tantôt de ces tapis émaillez la verdure ;
Tantôt de ces sentiers égayez la bordure
Formez-vous en bouquets ; entourez ces berceaux ;
En méandres brillants courez au bord des eaux
Ou tapissez ces murs, ou dans cette corbeille
Du choix de vos parfums embarrassez l’abeille.»  [Chant troisième]

L’impressionnisme n’est pas loin…

Conclusion

Entre 1770 et 1790, de nombreux parcs et jardins dans le goût décrit par Delille vont se multiplier (Ermenonville où Rousseau fut un temps inhumé, Mousseaux, Morfontaine, Guiscard, Saint Leu, le petit parc du Hameau de la Reine, Méréville, le Grand Raincy).
D’autres auteurs (Morel, Whately, Watelet, le marquis de Girardin) ont aussi écrit des traités sur les jardins, témoignant eux aussi de l’engouement de ces deux décennies pour la création de jardins composés, poétiques et picturaux.

La Révolution française a souvent été dure pour ces lieux qui reflétaient encore l’art de vivre du 18e siècle.
Mais la sensibilité initiée par Jacques Delille demeure proche de la nôtre. Nos deux époques se tournent vers la Nature qui devient un refuge rêvé lorsque les temps deviennent difficiles et que l’avenir ne se dessine pas avec clarté.

Texte de Mylène PIRON (auteur d’une thèse de doctorat sur le paysage néo-classique entre 1760 et 1820),

Photos de Philippe IBARS sur les Jardins de la Fontaine

[Nota bene : Les jardins de la Fontaine, aménagés à partir de 1745, existaient avant les écrits de Delille et le goût des années 1780. La partie basse, autour de la source et des vestiges romains est encore d’un goût très « à la française ». Par contre, dans la partie supérieure, le jardin paysager aménagé au 19° siècle est plus dans le goût de Delille qui aurait, sans doute, apprécié la présence des monuments romains].

Cet article vous a proposé des morceaux choisis de l’ouvrage de l’Abbé Delille.Si vous souhaitez lire l’œuvre dans son intégralité, vous pouvez le faire sur Gallica (BNF) ou pour les amoureux du papier en commander une version sur ce même site.

Les jardins, ou l’art d’embellir les paysages. Édition d’époque
Édition de la BNF
Éditions Elibron Classics
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1040393z.image

Il s’agit de l’édition de 1782, parue chez Didot l’Aîné.

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